I
À sa descente du train, Thomas Royde trouva Mary Aldin, qui l’attendait sur le quai.
Bien qu’il ne se souvînt d’elle que vaguement, il la reconnut tout de suite. Elle avait toujours l’air décidé qu’il lui connaissait.
— Bonjour, Thomas ! dit-elle, l’appelant par son prénom, comme autrefois. Je suis bien contente de vous revoir ! Après tant d’années !
— C’est gentil à vous d’être venue m’attendre !… J’espère que je ne vous dérange pas trop ?
— Vous ne me dérangez pas du tout !… Je dirai même : « Au contraire ! » car nous avons des raisons toutes spéciales d’être particulièrement heureux de vous avoir… C’est votre porteur ?… Dites-lui de nous suivre, la voiture est devant la gare !
Les bagages empilés dans la Ford, Mary s’installa au volant, Royde s’asseyant à côté d’elle. Il remarqua qu’elle conduisait bien, prudente et adroite tout ensemble.
Saltcreek était à une dizaine de kilomètres de Saltington. On sortit de la petite ville aux rues encombrées – c’était jour de marché – et, une fois sur la route, Mary reprit la conversation.
— Je vous l’ai dit, Thomas, et c’est vrai, votre visite tombe à pic ! La situation à la Pointe-aux-Mouettes est assez tendue, or, l’arrivée d’un étranger, qui est un vieil ami, ne peut qu’apporter une heureuse diversion.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
Comme toujours, il ne manifestait qu’une curiosité modérée. Il semblait poser la question plus par politesse que par désir de savoir et rien ne pouvait être plus agréable à Mary Aldin. Elle avait terriblement besoin de parler, mais il ne lui déplaisait pas que ce fût à quelqu’un que la chose n’intéressait pas trop.
— Eh bien ! fit-elle, la situation est délicate en ce sens que nous avons là-bas en ce moment Audrey, comme vous le savez probablement, et aussi Nevile et sa nouvelle femme !
La nouvelle parut surprendre Thomas Royde.
— C’est en effet, dit-il après réflexion, une situation assez embarrassante.
— Dont Nevile, ajouta-t-elle, porte toute la responsabilité. Car c’est une idée de lui…
— À quoi rime-t-elle ?
Mary éleva une seconde ses deux mains au-dessus du volant en un geste qui exprimait sa totale incompréhension.
— J’imagine, dit-elle ensuite, qu’il trouve ça moderne. On se comprend tous et on est tous des amis ! C’est le principe… Seulement, dans la pratique, ça fonctionne plus ou moins…
— Je m’en doute. À quoi ressemble l’épouse numéro deux ?
— Kay ?… C’est une jolie fille. Plutôt trop jolie…Toute jeune…
— Il l’aime ?
— Oui. Il est vrai qu’ils ne sont mariés que depuis un an…
Thomas Royde, un sourire au coin de la bouche, tourna la tête vers Mary.
Vivement elle ajouta :
— Ce n’est pas tout à fait ce que je voulais dire !
— Croyez-vous ? s’exclama-t-il. J’ai bien l’impression que si !
Elle sourit.
— Que voulez-vous ?… On ne peut pas ne pas remarquer qu’ils n’ont pas grand-chose de commun… Leurs amitiés, par exemple…
Elle laissa en suspens la phrase commencée.
— C’est bien sur la Riviera qu’il l’a rencontrée ? demanda Thomas. Je pose la question, parce que, de ce mariage, je ne sais que ce que maman m’a écrit, c’est-à-dire très peu de chose…
— Oui. Ils se sont vus pour la première fois à Cannes. Elle a fait sur Nevile une vive impression, mais elle n’était pas la première et je suis convaincue que, s’il n’avait dépendu que de lui, les choses en seraient restées là. Il était très épris d’Audrey…
Thomas acquiesça d’un mouvement de tête.
— Je ne crois pas, poursuivit-elle, qu’il désirait divorcer. Je suis même sûre du contraire. Mais la petite savait ce qu’elle voulait. Elle lui racontait qu’elle ne serait heureuse que lorsqu’il aurait quitté sa femme… Ça le flattait…
— Elle était très amoureuse de lui, probablement ?
— Je le suppose.
Elle avait dit ces derniers mots sans conviction et le regard de Thomas la fit rougir.
— Je n’en suis pas certaine, expliqua-t-elle. Il y a un jeune homme qui rôde perpétuellement autour d’elle, une espèce de petit rigolo, qui est un vieil ami à elle, et, quand je les vois, je ne peux pas m’empêcher de me demander si le fait que Nevile a de l’argent n’a pas joué un grand rôle dans ce mariage. Autant que je sache, elle n’avait pas le sou…
Elle se tut soudain, un peu honteuse.
Elle laissa à Thomas le temps d’exprimer son opinion – un « Hum ! Hum ! » qui ne l’engageait guère – et reprit :
— À vrai dire, je ne suis peut-être qu’une mauvaise langue… Kay est extrêmement belle, infiniment séduisante et je dois tout simplement être jalouse d’elle, comme une vieille fille que je suis !
Royde la regardait. Son visage impénétrable ne laissait rien deviner de ses pensées.
— Mais, dit-il, au bout d’un instant, vous faisiez allusion tout à l’heure à une situation difficile… En quoi est-elle difficile ?
— La vérité, répondit-elle, est que je n’en ai pas la moindre idée !… Et ce n’est pas le moins curieux de l’affaire… Naturellement, nous avions consulté Audrey qui, charmante comme toujours, nous avait dit ne voir aucun inconvénient à rencontrer Kay… Audrey ne se trompe jamais et ce qu’elle fait est toujours bien fait… Avec eux, elle est parfaite. Elle est très réservée, comme vous savez, on ne sait jamais ce qu’elle pense ou ce qu’elle ressent… Mais, en toute sincérité, elle ne paraît pas souffrir de leur présence…
Il dit lentement :
— Pourquoi en souffrirait-elle ?… Après tout, trois ans ont passé…
— C’est vrai… Mais les gens comme Audrey n’oublient pas et elle aimait beaucoup Nevile.
Avec un geste d’agacement mal réprimé, il répliqua :
— Oui, mais elle n’a que trente-deux ans !… Elle a toute sa vie devant elle…
— Sans doute… Mais son divorce l’avait vivement affectée. Vous savez que, pendant un certain temps, elle a fait de la dépression nerveuse ?
— Je sais, maman me l’a écrit…
— Dans un certain sens, je crois que c’est une bonne chose pour votre mère qu’elle ait eu à s’occuper d’Audrey… Ça l’a distraite de son propre chagrin… La mort de votre frère, qui nous a, à tous, fait tant de peine…
— Pauvre vieil Adrian !… Il conduisait toujours trop vite…
Il y eut un silence. Mary agita le bras par la portière pour indiquer qu’elle allait prendre la petite route sinueuse qui descendait sur Saltcreek.
— Thomas, demanda-t-elle peu après, vous connaissez bien Audrey ?
— Oui et non… Je ne l’ai pas vue beaucoup depuis une dizaine d’années…
— Non, mais vous l’avez connue enfant. Pour Adrian et pour vous, elle était un peu comme une sœur…
Il approuva d’un signe de tête.
— Peut-on dire, poursuivit-elle, que sous certains rapports elle n’est pas absolument… équilibrée ?… Le mot est gros et il traduit mal ma pensée. Ce que je veux dire, c’est que j’ai le sentiment qu’il y a chez elle quelque chose qui ne va pas ! Elle me paraît si détachée de tout, elle semble regarder la vie avec une telle indifférence que j’en arrive parfois à me demander ce qu’il y a derrière cette façade d’impassibilité, à me demander si Audrey est parfaitement normale… Ce qui m’inquiète, c’est ça !… Je sais que l’atmosphère de la maison a une influence fâcheuse sur tout le monde, que nous sommes tous nerveux et irritables… Mais, en ce qui la concerne, elle, il y a quelque chose et c’est bien ce qui me fait peur !
— Ce qui vous fait peur ?
Le ton exprimait une vive surprise et un peu de scepticisme.
Elle eut un petit rire contraint, puis elle dit :
— Ça vous paraît absurde, n’est-ce pas ?… Eh bien ! c’est pourtant vrai !… Et c’est pourquoi je pense que votre arrivée nous fera du bien… Elle va créer une diversion… et nous en avons besoin !
Ils approchaient et déjà on apercevait une maison, bâtie sur une sorte de plateau rocheux, dont deux des côtés s’enfonçaient à pic dans la rivière. Derrière, on voyait des jardins et des courts de tennis. Quant au garage, construit après coup, il était un peu plus loin, en bordure de la route.
— Je vais rentrer la voiture tout de suite, dit Mary. Je vous rejoindrai après. En attendant, voici Hurstall qui va s’occuper de vous…
Hurstall, le vieux maître d’hôtel, saluait Thomas comme un ami retrouvé.
— Nous sommes bien heureux de vous revoir, monsieur Royde, après tant d’années !… Et Madame sera bien contente aussi !… Je crois que vous rencontrerez tout le monde dans le jardin… À moins que vous ne préfériez monter d’abord à votre chambre…
Thomas déclina l’invitation et entra dans le grand salon, dont la porte vitrée ouvrait sur la terrasse dominant la rivière, puis s’approcha de la fenêtre pour regarder, sans être vu, les deux femmes qui se trouvaient sur la terrasse. Elles y étaient seules. La première, assise sur la balustrade et adossée à une colonne, contemplait l’horizon. C’était Audrey. La seconde, allongée dans un fauteuil, ne la quittait pas des yeux. Celle-là ne pouvait être que Kay, et Thomas la surprenait « au naturel », car, ne se sachant pas observée, elle ne prenait pas la peine de composer l’expression de son visage. Royde ne se piquait pas d’être particulièrement habile à lire dans les physionomies, mais, dès cet instant, il sut que Kay détestait Audrey. C’était écrit sur sa figure…
Quant à Audrey, les yeux perdus au loin, elle paraissait ne pas avoir conscience de la présence de Kay, ou plutôt la tenir pour parfaitement négligeable.
Depuis sept ans Thomas n’avait pas vu Audrey. Avait-elle changé ?
Il se posa la question et répondit oui. Elle n’était plus tout à fait la même. Non seulement il la trouvait plus mince qu’autrefois, plus pâle, plus « éthérée », mais quelque chose en elle apparaissait nouveau, quelque chose que Thomas sentait nettement, mais qu’il lui était difficile de définir. Elle avait l’air de quelqu’un qui s’observe et se tient sur ses gardes, tout en surveillant avec une attention extrême ce qui se passe autour de soi. Elle donnait l’impression d’un être qui vit dans la hantise de voir surprendre son secret. Quel secret ?… Thomas connaissait trop peu la vie d’Audrey en ces dernières années pour se risquer à conjecturer. Il s’était attendu à la retrouver avec quelques rides, un peu vieillie par le chagrin. La réalité était tout autre. Audrey faisait songer à un enfant qui, crispant sa petite main sur un trésor dérisoire, attire immanquablement le regard sur l’objet même qu’il veut cacher.
Les yeux de Royde se portèrent ensuite sur l’autre femme, la nouvelle Mrs Strange. Une créature magnifique : Mary Aldin avait raison ; mais probablement redoutable. « Je ne lui confierais pas Audrey, pensait-il, si je lui savais un poignard dans la main ! »… Et pourtant, pourquoi aurait-elle haï la première épouse de son mari ? Audrey n’était-elle pas pour toujours sortie de l’existence de Nevile ?
Des pas sonnèrent sur la terrasse et Nevile tourna le coin de la maison. Il tenait un magazine à la main.
— Voici, dit-il, l’Illustrated Review. Je n’ai pas pu trouver l’autre…
Alors, deux choses se passèrent simultanément : cependant que Kay disait : « Donne-le-moi ! », Audrey, d’un geste machinal et sans bouger la tête, tendait la main…
Nevile s’était arrêté à égale distance des deux femmes, cruellement embarrassé. Kay ne lui laissa pas le temps de parler. Manifestement très nerveuse, elle s’écria d’une voix irritée :
— Eh bien, Nevile ! J’attends…
Surprise, Audrey tourna la tête et retira sa main.
— Excusez-moi, dit-elle, un peu confuse, j’avais cru que c’était à moi que Nevile parlait…
La nuque de Nevile – Thomas Royde le voyait de dos – s’empourpra. Puis, prenant son parti, il avança de deux pas, allant vers Audrey et lui tendant la revue.
Horriblement gênée, elle hésitait à la prendre.
— Mais, dit-elle, je ne sais si…
Cependant, Kay, d’un brusque mouvement, repoussait son fauteuil en arrière et se levait. Elle se redressa, puis, tournant les talons, s’enfuit vers le salon.
Elle vint se jeter dans Royde avant qu’il eût le temps de l’éviter. Le choc la fit reculer. Elle leva le visage vers lui, tandis qu’il s’excusait, et il comprit pourquoi elle ne l’avait pas vu : ses yeux étaient pleins de larmes.
— Qui êtes-vous ? fit-elle.
Tout de suite, elle donna elle-même la réponse.
— Ah ! oui. L’homme de l’archipel malais !
— C’est ça même ! Je suis l’homme de l’archipel !
— Vous avez bien de la chance ! s’écria-t-elle. C’est là-bas que je voudrais être ! Ou ailleurs, n’importe où ! Mais pas ici ! Je déteste cette sale maison ! Et tous ceux qui sont dedans !
Thomas n’avait jamais eu le goût des scènes. Il recula prudemment d’un pas, avec un grognement qui voulait tout dire.
Elle poursuivait :
— Ils feront bien de faire attention ! Je suis capable d’en descendre un ! Et aussi bien Nevile que l’autre, avec sa figure de fantôme !
Sur quoi, reprenant sa course, elle se sauva vers le vestibule. La porte claqua derrière elle.
Thomas restait planté au milieu du salon, assez incertain de ce qu’il devait faire, mais très satisfait du départ de la jeune femme. Il regarda la porte qui venait de se refermer sur elle avec tant de vigueur. La seconde Mrs Strange lui rappelait un animal sauvage. Il chercha lequel et se décida pour le chat-tigre.
Cependant, venant de la terrasse, Nevile, le front soucieux, entrait à son tour dans le salon.
— Tiens, s’écria-t-il, apercevant Thomas, vous êtes arrivé ? Je ne savais pas !
Le ton était celui d’un homme qui pense à autre chose.
Il demanda :
— Vous n’avez pas vu ma femme ?
— Elle vient de sortir, répondit Thomas.
Sans ajouter un mot, Nevile, toujours préoccupé, quitta la pièce.
Thomas passa sur la terrasse. Il avait le pas léger et c’est seulement quand il fut tout près d’elle qu’Audrey, s’avisant d’une présence, tourna la tête.
Elle ouvrit de grands yeux surpris, son visage prit une expression joyeuse, et, se laissant glisser de la balustrade, elle vint à lui, les mains tendues.
— Thomas ! Mon cher Thomas ! Que je suis heureuse que vous soyez venu !
Comme il prenait ses petites mains dans les siennes, Mary Aldin entra dans le salon, doucement, fit demi-tour et repartit par où elle était venue.